Elisabeth Préault – Préface du catalogue de Corinne de Battista – Sept 2013

TOILE DE FOND 

Par définition tout créateur est hanté, puisque toute création est comme la mise à jour d’une image obsédante, un dévoilement de fantôme.

Corinne de Battista n’échappe pas à cette règle, mieux, elle en joue : les fantômes occupent son territoire. Des fantômes dont elle ignore tout et qu’elle fréquente pourtant, avec lesquels elle vit, elle dort, elle s’entretient, fantômes qu’elle recherche inlassablement dans toutes les mémoires, la sienne et celle des autres… photos ! divins pièges à fantômes, les réapparus du passé… C’est dans le domaine publique,  brocantes, marché aux puces, ou collections d’amateurs, que Corinne de Battista débusque sa matière première… photographies de fin de siècle, le XIXème, clichés de studio, photos de classe, portraits de famille avec dames, avec messieurs, avec enfants. Elle dit : « Les enfants surtout sont impressionnants dans leurs habits du dimanche, un peu guindés, ils ne sourient pas et ils posent gravement… pour qui ?»

" Le Petit Modèle" Corinne de Battista
 » Le Petit Modèle » 

Anonymat. Anonymat des gens sur les photos, anonymat des photographes, seule l’époque est décelable – par ses accessoires, ses costumes, ses jeux –  c’est l’époque des enfants immobiles. Normal, en habits du dimanche, il n’est pas question de courir, ni de froisser sa robe, il est même question d’arrêter le temps pour être là, tout beau, là où il faut être, exactement, sur la photo.

Cette posture, cette pose arrêtée de l’enfance fascine en premier. Notre époque, à travers ses représentations, saisit les corps dans leurs mouvements, leur aisance, leur liberté… l’immobilité, a contrario, signe la mort. Entre les deux, se tient le fantôme.

C’est bien cela que Corinne de Battista a vu, reconnu, ce fantôme-là, un peu guindé, qui ne sourit pas et qui pose gravement – pour elle. Quand on écrit on a toujours un fantôme assis à côté de soi, disait Julien Gracq, et pour reprendre la totalité de son texte en l’adaptant à la création picturale:

 » La toile ne vit que par le genre de liberté que lui donne l’espace et la couleur, utilisés selon leurs vraies pouvoirs, mais elle n’est tirée du néant que par la contrainte qu’impose de bout en bout au peintre une image exigeante, une obsession non entièrement picturale dans sa nature. « Adorable fantôme qui m’as séduit, lève ton voile ! » supplie le peintre – mais l’invisible apparition lui met en mains le pinceau.

Pas si simple.

Il faut d’abord que Corinne de Battista négocie – avec l’émotion. Il faut que les photos, les personnages la touchent au cœur, mais un cœur de peintre qui ressent, au-delà de la chose vue, la possibilité d’une œuvre ; au-delà des archives de la vie, l’autre vie possible, celle de la peinture, de l’espace temps recomposé. Elle dit que la sélection est rapide, que certains éléments sont déterminants, les regards, les postures, les tenues… ainsi le futur modèle apparaît, se dessine, et, droit dans les yeux, semble dire au peintre : « Regarde, c’est moi ! ». Plus qu’une sélection, c’est une reconnaissance mutuelle.

C’est après que le travail commence.

Dans un premier temps un travail d’épure, une manière de chirurgie, avec ordinateur, scanner, logiciel et filtre informatique, pour extraire de la photographie, de l’histoire, du temps embrouillé, son centre de gravité, de fixité, son schéma sensible, l’adorable fantôme qui attend, du peintre, sa mise à jour, sa mise en vie, et là il faudra que chacun tienne sa promesse : le fantôme d’apparaître et le peintre de peindre…

Ainsi De Battista travaille-t-elle – à deux, elle et son fantôme. En cela elle s’apparente à tous les créateurs, sauf que pour elle, le fantôme est à la fois sujet et objet de sa peinture, une peinture qui, au-delà, construit un visuel de l’apparition.

"La Mascarade" - Corinne de Battista
« La Mascarade » 

Une construction très élaborée, méthodique, qui passe par l’étude du personnage, le tracé de ses contours sur la toile comme autant de limites et découpes du territoire à peindre, puis, de la valeur la plus foncée à la plus claire : la mise en lumière. Corinne de Battista dit que cette phase préparatoire est lente et laborieuse, mais qu’il y a dans ce « labeur », un délassement, une sensation de temps bienveillant, nécessaire avant d’affronter le corps même de son sujet, le corps du fantôme.

Mais, au fait, ça apparaît comment un fantôme?

"Petite fille aux oiseaux" - Corinne de Battista
« Petite fille aux oiseaux » 

Douloureusement, répond-t-elle. Parce que, désormais, elle va travailler le « personnage » et « le fond sur lequel il va apparaître » en même temps, dans une recherche d’équilibre entre apparition et disparition, naissance et mort… « Dans ces moments-là, je suis comme sur une brèche et, de chaque côté, se tient le ravin » confie-t-elle. Son travail sur les masses, la densité des fonds, les montées chromatiques, les recouvrements successifs, tout son art de « la fixité » va alors s’employer à lutter contre le vertige pour mettre en place, en peinture, en vie, l’apparition…

« Vous l’avez-vu ? » ainsi nomme-t-elle l’une de ses toiles représentant une petite fille qui, assise sur une chaise, désigne du doigt le lapin qui passe au-dessus de sa tête.

"Vous l'avez-vu ?"
« Vous l’avez-vu ? »

Oui, on l’a vu, on a même vu le fantôme qui voit le fantôme, et pourtant, par essence, les fantômes sont incertains, inconstants, là et déjà évanouis, vrais et pourtant illusoires, mais De Battista, justement, peint cette hésitation de leur être, leur flottement, entre mémoire et oubli, et, tandis qu’elle montre à la fois leur présence et leur dissolution, elle révèle leur géométrie :  la fixité et le flou.

"Soeur et Frère" - Corinne de Battista
« Soeur et Frère » 
Dans l’une de ses dernières toiles, «  Soeur et Frère », le flou s’insinue sur la gauche, sur le personnage du petit garçon qui commence à s’effacer, on dirait que la toile se dilue, une dilution d’aquarelle, tandis qu’apparaît au premier plan une figure géométrique, une sorte de cube déplié dont la présence semble incongrue ; c’est là une toile exemplaire, presque conceptuelle, qui montre sur un même plan, le flou et, à côté, une forme détachée, purement géométrique, intellectuelle, une forme d’idée. Car, à défaut d’exister, les fantômes naissent quand même de « quelque part », d’une toile de fond émotionnelle, mais aussi, comme la peinture, comme l’art, ils naissent d’une idée – de mort et d’immortalité – ils sont « cosa mentale »

Corinne de Battista, dans son parcours de peintre, achemine ses personnages vers « cette mise à distance », elle installe leur géométrie, leur langage pictural, leur identité d’énigme que sa peinture explore.

Certes, on peut toujours dire de ses personnages qu’ils sont des doubles, des sosies, des miroirs, des rêves, des bouffées de mémoires, on peut décliner tout le glossaire de la psychanalyse, sauf que Corinne de Battista est avant tout un peintre et qu’il n’existe aucun fantôme – revenu du froid mortel – sans créativité brûlante.

Elisabeth Préault – préface du Catalogue d »exposition de Corinne de Battista / Sept 2013

  • Bibliographie Elisabeth Préault
  • Julius Terman – Roman – Edition Balland – 1992
  • Les Visages Pâles – Roman – Editions Gallimard – 1997
  •  » Les Hybrides  » – Babel, la Géométrie des Enigmes, l’oeuvre de Jean-Claude Meynard – Editions Fragments Internationales – 2010
  •  » Les Effacées » – Préface du catalogue du sculpteur Pascal Bazilé, pour l’exposition « Fleurs de Fer », Galerie Claudio Botello, Turin, Italie, 2011 

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